Le Musée des Affiches de Propagande de Shanghai, ou comment raconter l’histoire de la Chine sous Mao

Les guides de voyage vous préviendront qu’il n’est pas facile à trouver. Le moins que l’on puisse dire c’est que son emplacement absolument incongru, en plein cœur de la Concession Française, n’est pas neutre et ne peut laisser personne indifférent. Après avoir traversé, à pied ou en taxi, les charmantes rues bordées d’arbres de la Concession Française, vous tomberez sur un complexe d’immeubles résidentiels, aussi ternes que sont somptueuses les vieilles demeures coloniales du quartier. Vous dévisagerez, dubitatifs, ces immeubles sans âmes, semblables à nos tours HLM de banlieue. Erreur sur l’adresse ? Vérifiez-donc. Le Musée des Affiches de Propagande est bien à l’intérieur d’une de ces tristes tours. Vous passerez le poste de sécurité. Le gardien, à travers la vitre, vous jettera un très bref coup d’œil. Vous traverserez le parking jusqu’à tomber sur le bloc B. Le bloc B, oui, cet immeuble un peu délabré. Vous n’y croyez pas ? Regardez encore une fois la plaque près de la porte d’entrée, le musée est bien ici ! Et vous n’êtes pas où bout de vos surprises. En entrant, il vous faudra prendre ce vieil ascenseur métallique et… descendre. Descendre au sous-sol. Les portes s’ouvriront sur un petit espace glauque, où les lampes diffusent sur les murs délavés une lumière douceâtre, jaune et sale. Passez devant les toilettes, où monte insidieusement l’odeur des égouts et de l’urine. Vous n’êtes pas dans l’antre d’un violeur mais bel et bien au Musée des Affiches de Propagande.

Avant même d’avoir mis les pieds à l’intérieur du musée, votre visite a débuté. La muséographie influence fortement la manière dont nous appréhendons les objets exposés. J’ai lu, sur Internet, plusieurs commentaires de visiteurs qui se demandaient si ce musée « caché », dissimulé dans un sous-sol d’immeuble résidentiel, était illégal. Dans un pays comme la Chine, où sévit sans demi-mesure la censure culturelle, politique et médiatique, où l’histoire est réécrite par le parti au pouvoir, impossible. Il est clair qu’un musée recommandé par tous les guides touristiques, portant sur un moment clé de l’histoire contemporaine de la Chine, ne peut exister aussi ouvertement que de manière légale. Pourtant la question est loin d’être stupide. Pourquoi cette impression de pénétrer dans un lieu illégal ? Le Musée des Affiches de Propagande, en vérité, est un bijou de mise en scène. Tel qu’il est conçu, il donne le sentiment d’entrer dans un endroit interdit et secret. Et pour cause, il aborde un sujet historique très délicat. Il parle de tout l’arsenal déployé par le Parti Communiste pour séduire le peuple et invoque le pouvoir hypnotique des images, répétées, martelées, sur l’esprit. Il pose la question, extrêmement sensible, de la manipulation des masses. En cela, il est dans l’interdit, comme le suggère sa mise en scène. Il est dans l’interdit, s’en joue, et le contourne ingénieusement pour parler, en toute légalité, d’une période de l’histoire encore taboue car trop pleine de douleur.

Les panneaux explicatifs sont en anglais et en français, mais pas en chinois. D’ailleurs, relativement peu de chinois connaissent son existence. Au cours de mes trois visites, je n’en ai jamais croisé un seul… Clairement, le musée s’adresse à un public occidental. Et j’ajouterai, un public occidental averti, qui s’est intéressé à l’histoire chinoise contemporaine et qui s’est documenté avant de le visiter. Car dans ces panneaux, vous n’apprendrez rien de renversant sur la manière dont le Parti Communiste s’est emparé de la Chine et a gouverné le pays. Le discours livré est lisse, policé. Discours de langue de bois, il effleure les points sensibles et doit passer sans encombre à travers les mailles de la censure. Non, les textes ne vous apprendront rien, ici, il faut regarder les images, s’attarder longuement devant les affiches, comprendre le sens des images et les décrypter à la lumière de ce que nous savons de l’histoire désastreuse de la Chine maoïste. Voir les exils, les purges sanglantes, les famines meurtrières, les camps de travail et autres horreurs, derrières les visages poupins rayonnants des affiches. C’est elles qui révèlent le pouvoir de Mao et son parti sur le peuple. C’est elles qui expliquent comment cet homme est devenu une figure sacrée, pourquoi encore aujourd’hui les chinois viennent se prosterner devant son mausolée à Pékin, dans un silence religieux, une fleur à la main.

Les affiches ont été rassemblées depuis 1995 par le collectionneur Yang Pei Ming et sont exposés depuis 2002 dans ce musée privé. Il y a quatre sections, de tailles très inégales.
La première section, et sans aucun doute la plus fournie, porte sur les affiches et objets de propagande produits par le Parti Communiste, entre 1949 et 1979.

Catalogue du Musée des Affiches de Propagande

Catalogue du Musée des Affiches de Propagande

 

La seconde section, minuscule, est constituée de quelques peintures surréalistes chinoises, produites, au début du XXeme siècle, avant la prise de pouvoir du Parti Communiste.
La troisième section présente les « Belles de Shanghai », ces peintures de femmes sublimes, aux joues pleines et roses, aux lèvres sensuelles, aux yeux sombres langoureux. Elles sont drapées dans les plus belles soieries et fourrures, et posent lascivement. Dans les années 20 et 30, ces images de jeunes femmes étaient utilisées dans les premières publicités shanghaiennes pour des produits comme le tabac, les alcools ou les potions médicinales.

24. Belle de Shanghai bis

Une Belle de Shanghai sur une carte postale achetée

 

Ok… Mais… Au fait, quel est le rapport entre ces deux sections et les affiches de propagande communiste, me demanderez-vous ? Encore une fois, elles parlent du pouvoir qu’exercent les images sur l’esprit. « C’est par la force des images, que par la suite des temps, pourraient bien s’accomplir les vraies révolutions », écrivait André Breton, l’une des grandes figures françaises du surréalisme, dans Hommage à Saint-Pol-Roux (1925). Qu’elles soient visuelles, mentales ou poétiques, les images, et leur pouvoir subversif sur l’inconscient, sont au cœur du processus créatif surréaliste. Les publicitaires, également, ont bien compris la puissance des images, leur capacité à suggérer des idées, à faire naître des désirs. Pour manipuler le peuple, le Parti Communiste a donc eu recourt à la force des images, comme d’autres l’avaient fait avant lui, dans un tout autre dessein.

La quatrième section, reléguée dans un petit coin du musée, fait froid dans le dos. Elle déploie un autre genre d’images : les dazibao.

Catalogue sur la section des "dazibao" du musée

Catalogue sur la section des « dazibao » du musée

Dans les années 60 à 70, les gens se dénonçaient les uns les autres sur ces grandes pages blanches. Ils y inscrivaient, en grand, le nom des ennemis du Parti qu’il fallait abattre. Puis ils les collaient sur les façades des immeubles. Les murs des villes étaient alors couverts des noms des personnes à tuer. Le Parti de communiste de Mao régna par la manipulation des masses, laissent entendre les affiches de propagande. Il régna également par l’instauration d’un climat de violence, de paranoïa et de culpabilité parmi la population, disent les dazibao.

Quatrième de couverture du catalogue. Voyez les murs couverts de "dazibao"

Quatrième de couverture du catalogue. Voyez les murs couverts de « dazibao »

Dans cette interview publiée par le Nouvel Obs en mars dernier, l’historien Franck Dikötter présentait son dernier livre, The Trageduy of Liberation (2013), consacré à la prise de pouvoir du Parti Communiste dans les années 1945 à 1957. Il y raconte comment Mao s’y prend pour faire tuer les ennemis du communisme par le peuple lui-même et développe l’idée d’un pacte de sang les liant irrémédiablement. Car chacun, pour ne pas être déclaré « ennemi », pour ne pas être tué, doit montrer son allégeance au Parti et dénoncer son prochain. Chacun a le sang d’un voisin, d’un collègue, voire d’un ami, sur les mains, écrit Dikötter. L’historien, avec les mots, parle de la terreur, de la mort et de la culpabilité. Le musée s’y emploie par les images, en faisant resurgir, sur un pan de mur, quelques dazibao. Car imaginez-vous vivre entouré des noms de gens qu’on a tué ou qu’on veut tuer. Votre nom est sur l’une de ces affiche et vous êtes en train d’écrire le nom d’un autre, non pas parce qu’il est coupable, mais parce qu’il faut riposter, dénoncer pour se défendre, dénoncer pour prouver sa bonne foi et gagner le droit de vivre. La violence s’engrange dans un cercle vicieux sans fin. Voilà ce que suggère la dernière section, celle des dazibao.

A quoi ressemble un "dazibao"? L'image est prise dans le catalogue.

A quoi ressemble un « dazibao »? L’image est prise dans le catalogue.

 

Je crois que je n’ai sans doute pas besoin de vous préciser à quel point j’ai trouvé ce musée passionnant. Ni besoin de vous dire d’y foncer, si vous êtes à Shanghai, ou si y passez.

Musée des Affiches de Propagande, Sous-sol, Bloc B, No.868 Huashan Road, Shanghai. Ouvert tous les jours, de 10h à 17h. Les photos sont interdites. Vous pouvez acheter les catalogues dans le musée.

The Tragedy of Liberation, de Franck Dikötter, publié aux éditions Bloomsbury, 2013. Pour le moment, il n’y a pas de traduction française.

2 réflexions sur “Le Musée des Affiches de Propagande de Shanghai, ou comment raconter l’histoire de la Chine sous Mao

  1. Bienvenue dans le club des blogueurs indépendants. Ayez, Cath’ un immense courage car ce sera dur dans la durée. Mais vous pouvez réussir car vous avez quelque chose à dire : décrire, analyser ce qui est au-delà des apparences. Soyez toujours libre de ton.

    Vous êtes inscrite en doctorat : cela me plairait bien de faire une chronique sur votre trajectoire dans la rubrique « Jeunes et engagés » du blog « Histoires d’universités » ; Pourriez-vous m’envoyer votre CV ? http://histoiresduniversites.wordpress.com/

    Cordialement. Pierre Dubois

    PS. Un conseil. Faites des chroniques plus courtes, sinon elles ne seront pas lues. Celle sur ce Musée pouvait être découpée en plusieurs.

    • Bonjour,
      Ces encouragements qui me font très plaisir. Je commence ce blog avec beaucoup d’enthousiasme et je repenserai à vos mots quand la lassitude, la paresse et le manque de temps viendront.
      Je prends également note de votre conseil sur la longueur des billets.
      Merci, en tout cas, d’avoir pris le temps de m’écrire!
      (Je vous envoie mon CV par émail)
      Cath

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